Michel Goulet

Un habitant qui a dit oui-mais... au hockey

Par Réjean Tremblay

 

Les soirs d'août, surtout les soirs bien chauds, quand le soleil allonge les ombres et donne de nouvelles couleurs au lac Saint-Jean, les Goulet de Péribonka retardent l'heure du souper.

Faut profiter du beau temps pour s'occuper de la terre, du foin mûri, de l'avoine aussi.  Tout a changé depuis les jours de Maria Chapdeleine dont le musée est devenu attraction touristique à l'entrée (ou à la sortie?) du village, mais il faut encore que les agriculteurs se plient aux caprices de la nature; et au Lac-Saint-Jean, les beaux jours sont rares en août.

C'est pour ca que les gars Goulet, (Daniel, Ghislain), les pans de mur de la famille, encouragent leur frère Michel à donner un dernier coup de collier avant d'aller jouer sa partie de balle-molle avec les amis du village.

- Envoye, Michel, c'est pas un hockey qu't'as dans les mains...

- Y a des soirs où ce maudit tracteur est plus dur à contrôler que Guy Lafleur, répond Michel en empoignant le volant de ses grosses mains d'homme de 20 ans.

La terre qui sent bon, la terre qui apaise.

FLASH!

Un bruit d'enfer, 10 000 personnes qui hurlent d'excitation, un ailier gauche qui déchaîne toutes ses forces vers le but, un gardien qui n'existe plus que par une petite rondelle de caoutchouc qu'il fixe et  un solide gaillard dans un uniforme blanc garni de fleurs de lys bleu Québec qui force vers lui, un tir frappé puissant, un vrai coup de faucheuse et c'est le but!

Ils sont une quinzaine sur la glace à l'entourer, à lui frapper doucement le casque protecteur, à lui tapoter le derrière pour le féliciter.  Et Jean Gravel, l'annonceur du Colisée, entonne, en francais seulement puisqu'on est à Québec:

"Le but des Nordiques de Québec compté par le numéro 16, Michel Goulet"

FLASH!

Samedi, 17 mai, le soleil chauffe Montréal et cuit le Centre Paul-Sauvé où sont réunis plus de 6 000 partisans du Oui au référendum qui sera tenu dans trois jours.   Le Québec est passionné comme jamais, le moindre mot est interprété, analysé, évalué dans un contexte explosif, les qualificatifs volent souvent bas...   "vendu, traître, séparatiste"...  Sur la scène, un homme plus petit qu'on l'imagine tellement son prestige est grand, s'avance vers un groupe de sportifs qui ont décidé de l'appuyer ouvertement; René Lévesque, les yeux vifs, s'avance vers le gaillard qui lui tend une patte énorme; ils ne sont que deux du hockey professionnel; il y a le jeune défenseur Pierre Lacroix des Nordiques et son compagnon d'histoire auquel le Premier ministre est en train de serrer la main.

"Je vous remercie, monsieur Goulet..."

La terre, la glace, le feu de la politique et maintenant une bonne assiettée d'oeufs, de jambon, de bacon, des toasts et du café; on est à l'Auberge des Gouverneurs et Michel Goulet est venu me rejoindre pour une entrevue; à neuf heures du matin, puisque l'équipe s'envole pour Saint-Louis sur l'heure du midi.

- C'est quoi ton numéro de téléphone?

- Je ne sais pas; va falloir que tu le demandes à Pierre Lacroix, moi, je ne me téléphone jamais...

Sacré Michel, pince-sans-rire, grosse voix d'homme, une maturité qui fait un peu peur; presque pas normal qu'à 19 ou 20 ans, un jeune homme soit capable d'une telle solidité, d'une telle réflexion; surprenant en tous les cas dans le sport professionnel.   Surtout quand on part de Péribonka, dans le fin nord du Lac-Saint-Jean, pour se retrouver à 18 ans avec les Bulls de Birmigham, de la défunte Association mondiale...

"J'ai trouvé extraordinaire cette aventure à Birmigham; c'est beau le sud des États-Unis, et, à 18 ans, c'est terrible d'avoir de l'argent tout d'un coup; je ne parlais pas un mot d'anglais, nous étions quelques jeunes de 18, 19 ans, on vivait au   même endroit, on se retrouvait aux mêmes places en même temps, on s'aidait, il y avait Louis Sleigher, Gaston Gingras, aussi, qui est avec le Canadien et qui parlait un peu l'anglais...

"C'est là que j'ai pris conscience de ce que signifiait le sport professionnel; ca veut dire que c'est ton job de tous les jours, même les jours où ca ne te tente pas.   Tu découvres aussi que c'est une très grosse business où tu n'es qu'un rouage, qui ne comprend pas toujours ce qu'on veut de lui."

Il y a la découverte du hockey professionnel, la découverte des États-Unis, la découverte des Noirs, du racisme, de la peur, de la gêne.  Je demande à Goulet ce qui l'a plus impressionné au cours de cette première année chez les pros, le souvenir qui restera gravé dans sa tête jusqu'à la fin de ses jours.  Goulet n'a que 19 ans et c'est un joueur de hockey encore capable d'avoir des trips d'idole; la preuve...

"Ce qui m'a  le plus impressionné?  Je sais ce que c'est, mais c'est plus difficile à expliquer, je ne sais pas si tu peux comprendre.  C'est d'avoir eu le bonhomme Howe sur le dos pendant deux ans, tu comprends pas?  À ma première partie contre les Whalers de Hartford, il y a eu une bagarre entre deux gars et je me suis retrouvé devant Marty Howe; il a commis un geste pour m'inviter à y aller et j'ai pas niaisé, je lui ai pompé deux bons coups de poing qui l'ont envoyé sur la glace.   T'aurais dû voir les yeux de son père Gordie...  Dieu que le bonhomme avait l'air méchant; il ne m'a plus lâché de l'année.  C'est épouvantable ce que j'ai mangé comme coups de coude, de genou, de bâton.  Il m'a fait payer pendant deux ans, jusqu'à sa retraite, des deux coups de poing que j'avais donnés à son gars.   Et à 50 ans, le bonhomme était encore fort comme un cheval.  Difficile à comprendre, hein?"  Moins difficile à comprendre que son audace face à la toute-puissante ligue Nationale à l'entrée des Nordiques dans la LNH, la saison dernière.

Lacroix et Goulet, deux clients du célèbre avocat nationaliste Guy Bertrand, ont créé tout un émoi en refusant de signer le contrat écrit en anglais de la ligue Nationale:  "C'est un droit pour un Québécois francophone vivant au Québec de signer un document qu'il peut comprendre; je ne vois pas pourquoi des gars comme Serge Savard on dit qu'on risquait de se faire boycotter; allons donc!  Peut-être qu'ils avaient honte de ne pas l'avoir exigé eux-mêmes; faut pas avoir peur de demander la reconnaissance de ses droits."

Mais la bataille du Oui, c'était encore plus gros?

"C'est vrai, mais j'ai pensé, et je le pense encore, que le fait d'être joueur de hockey n'enlève pas à un homme le droit d'être un citoyen à part entière; d'ailleurs, mes coéquipiers et la direction des Nordiques l'ont bien compris; je suis fils de cultivateur et je me suis bien rendu compte que le gouvernement avait passé de bonnes lois pour la protection des agriculteurs.  En examinant d'autres de ses politiques, j'ai décidé de lui faire confiance dans le domaine constitutionnel également; ce fut une décision personnelle et je ne regrette pas une seconde de l'avoir prise."

Michel Goulet le hockeyeur connaît une bonne saison.  L'homme va bien aussi; il s'est fiancé à Noel, songe sérieusement à reprendre les études qu'il a abandonnées après une année de cégep en éducation physique.

Peut-être investira-t-il avec ses frères dans la terre paternelle à Péribonka.   Rien de certain, mais il a la terre dans les tripes.

"La terre, ca pousse, c'est vivant, c'est concret; t'ensemences, tu rajoutes des sueurs et, si le Bon Dieu collabore, tu récoltes.  Mais la terre c'est dur; c'est pour ca que ca me fait mal, des fois, de voir combien les petits gars de la ville sont gâtés, inconscients.  J'ai peur que la vie en ville soit une faillite.  Quand t'as travaillé des mois, des années et que l'année est mauvaise, que les patates se vendent 70 cents la poche; quand c'est plus payant de les donner aux vaches, alors, t'apprends à réfléchir..."

 

Magazine Perspectives, 7 Février 1981.


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